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Beyond The Shadows
Stefanie Patruno



The two French photographers Elsa Parra and Johanna Benaïnous both act as models of themselves in their works. Since 2014, they have taken roles of fictive, stereotypical characters, using disguise, props and performative play, either alone or as a couple, which display different age groups, gender and social status. Their large-scale series of up to 80 photographs, show the artists nonchalantly posing as punks, students or lovers. In combination with static scenes, the snapshot-like images consist of collective projection screens relating to youth culture, the search for identity, and the longing for individuality.

Conceived in 2018 in the city of Calgary in Canada, the three-part series “Beyond the Shadows” emphasizes the cinematographic characteristic of the work of Elsa & Johanna. Surrounded by carefully selected city landscapes and interiors that are located somewhere on the periphery of the cosmopolitan metropolis, the artists create autofictions with changing protagonists, scenes and backdrops. Apparently fixated on fleeting, intimate daily moments, the individuals appear exhausted, melancholic and lonely.

Central to what looks like film scenes are the relationships between the char- acters and their social interactions. The pairs, staged as friends, lovers, siblings or mother and daughter, seem strangely familiar to the viewers. In the photographic sequences, faces are repeated, settings and seasons change. The often dramatic light and the strong shadows reinforce the illusion of a film still in which Elsa & Johanna only provide a limited insight into the untold story.

Like Cindy Sherman in her photo series “Untitled Film Stills” already at the end of the 1970s, the photographers play with the viewer’s imagination through this episodic moment of tension. Yet Elsa & Johanna’s explorations of identity are influenced by other conceptions of the self. Their works revolve around questions of identity and the possibilities for the portrayal of free, independent individuals. In contrast to Sherman, Elsa & Johanna do not relate much to the deconstruction of female imagery in their work, but more to the embodiment of societal constructs that one is confronted with as the view- er, with one’s own expectations and preconceptions.










Une intérrogation déguisée

Robin Buchholz



Promenant son regard d’une œuvre d’Elsa Parra et Johanna Benaïnous à une autre, d’un portrait à un autre, d’une mise en scène à une autre, on peut de prime abord être surpris par l’extraordinaire plasticité de chacune d’elles, incarnant avec tant d’évidence des personnages de tout genre, sexe, âge et statut. Le spectateur finit par se demander à quoi pourrait bien tenir réellement, en dernier lieu, sa propre identité, puisqu’ Elsa & Johanna pourraient certainement la revêtir avec une déconcertante facilité – qu’il s’agisse de son univers matériel à la Couple Of Them ou même de son univers mental à la Silence Du Sucrier. L’expérience de leurs œuvres est par conséquent fort troublante, mais elle ouvre dans le même temps sur une définition salutaire de l’identité.

En effet, à déconstruire les identités et les stéréotypes par leur génération spontanée, Elsa& Johanna nous révèlent aussi une issue hors du déterminisme social et esthétique, pensé par Durkheim ou plus tard Bourdieu et Passeron. La mise en scène sérielle fait en effet éclater cedécor qui informerait notre existence. L’interchangeabilité de leurs existences, soumise commeà une variation eidétique, est traitée moins sur le thème de la vanité, qu’elle exemplifie davantage leur contingence et donc l’infinie liberté pour un individu de pouvoir épouser au cours de sa vie plusieurs identités et de pouvoir réinventer son esthétique et ses idéaux, allant certainementdans le sens de ce chiasme fameux de Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous*1 ».

Ces réflexions sur l’identité nous mènent aussi à considérer plus largement la manière dont Elsa & Johanna appréhendent ces sphères culturelles que l’on cite plus ou moins délibérément dans la construction du soi. Façonnés par la mobilisation d’attributs, de comportements, de vocabulaires, à la fois extraits et constitutifs des cultures littéraires, vestimentaires, politiques, artistiques etc., leurs personnages se trouvent dépeints à la manière, pourrait-on croire, des scènes ordinaires de la vie quotidienne dans la peinture hollandaise du XVII siècle, rapprochement amplifié par un travail de la lumière plus dramatique, plus cinématographique, dans la série Beyond the shadows, à la différence toutefois d’un traitement moins satirique que celui dont ces peintres avaient hérité de la comédie des mœurs*2. Se dégage en effet des œuvres d’Elsa & Johanna une humanité pluraliste, dont les référents culturels individuels dévoilent tous une même plénitude.

Loin effectivement d’Elsa & Johanna l’idée de mettre en œuvre une satire, cette forme moqueuse et virulente de la critique. Il s’agit bien davantage d’un exercice de l’ironie au sens de son étymologie grecque, une interrogation déguisée. Car c’est bien de cela dont il est question. De la même façon que les identités de leurs personnages, c’est-à-dire leurs constructions narratives, sont contingentes, le langage lui-même a sa part de contingence et n’est qu’histoire de métaphores, que l’on invente, que l’on transforme, que l’on oublie. L’ironie n’est pas là un moyen de se rapprocher d’une vérité, d’une essence des choses, mais plutôt un doute et unedistance vis-à-vis des vocabulaires langagiers et imagés, c’est-à-dire vis-à-vis des systèmes symboliques de représentation. Dans son essai de 1989, Contingence, ironie, et solidarité, Richard Rorty développe l’idéal social d’une romancière ironique (il utilise la forme du féminin neutre)qui chercherait sans cesse à interroger et à renouveler les vocabulaires – chose qu’Elsa & Johannaont la salutaire vertu de mettre en œuvre dans la perspective d’une définition enfin autonome et délibérée du soi.

1. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 63.
2. Ernst Gombrich, Réflexions sur l'histoire de l'art. Contient : La peinture de genre hollandaise, Nîmes, J.Chambon, 1992, p. 182-191.











Polka Magazine
The Timeless Story of Moormerland

Pablo Patarin



Dans une chambre baignée de la lumière du soir, une jeune femme, le regard dans le vide, est étendue en croix  sur son lit. Non loin de là, « Madame Bleue » et « Madame Jaune » s’enlacent sur le ponton d’un lac, et à quelques pâtés de mai- sons, une mère de famille endimanchée lève les yeux vers le ciel depuis le perron de sa  demeure, son enfant au creux des bras. Bienvenue à̀ Moormerland, l’univers onirique du duo d’artistes Elsa et  Johanna, peuplé d'une mosaïque de personnages tous plus surréalistes les uns que les autres. Mais ne vous y  trompez pas, tous ces visages sont les leurs. 

Après avoir été́partiellement montrée àla Städtische Galerie de Karlsruhe en Allemagne, The Timeless Story of  Moormerland est présentée, àpartir du 7 septembre, dans le Studio de la Maison européenne de la photographie  (MEP), un espace consacréàla génération émergente inauguréen 2019 par le patron des lieux, Simon Baker.  C’est en 2014 qu’Elsa Parra, Bayonnaise de 32 ans, et Johanna Benaïnous, 31 ans et originaire de Paris, se  rencontrent lors d’un programme d’échange à New York. Rapidement, les deux femmes deviennent amies et se  mettent à travailler ensemble, mêlant les disciplines : réalisation, photographie et performance. 

A la manière de Cindy Sherman, reine des métamorphoses, elles imaginent des saynètes où leurs alter ego se  meuvent dans des réalités parallèles. Entre 2014 et 2016, elles produisent A Couple of Them, une série d’autoportraits troublants dans lesquels elles alternent personnages féminins et masculins. En 2018 et 2019, elles  se mettent en scène dans Beyond the Shadows et incarnent des personnages mélancoliques, en proie à̀l’ennui  dans le froid canadien. Ce travail leur vaut de compter parmi les dix finalistes du Prix Découverte Louis Roederer  aux Rencontres d’Arles en 2020. Mais à la différence de l’artiste américaine, les clones d’Elsa et de Johanna  s’inscrivent toujours dans une lumière et des décors naturels. Pour The Timeless Story of Moormerland, le duo  parcourt durant quatre semaines le nord de l’Allemagne et visite une quinzaine de localités au printemps 2012.  Mais c’est celle de Moormerland, située en Basse-Saxe, qui les inspire le plus. « On a été dans plein d’endroits,  jusqu’à̀la frontière polonaise, précise Johanna. Mais nous avons choisi de garder ce nom dans le titre de notre  série, parce qu’il nous évoquait l’univers de Tim Burton, une de nos références. Il y avait là-bas une ambiance  particulière, très cinématographique. Les maisons étaient coquettes, les jardins proprets, mais l’ensemble  devient très étrange. » C’est ce paradoxe entre une esthétique léchée et un sentiment d’oppression qu’elles ont  souhaité́retranscrire dans leurs clichés. Le tout accentué par un travail colorimétrique soigné. « On voulait  explorer l’immixtion de l’étrangeté́dans un quotidien banal, telle qu’on l’a ressentie là-bas », poursuit Elsa. En  particulier ce qu’elles appellent le « Neighbors watching », ces regards indiscrets du voisinage sur les passants, y  compris ceux qui se sont portés sur elles. 

L’univers de Moormerland est peuplé d'une vingtaine de personnages tous plus intrigants les uns que les autres :  adolescentes pensives, femmes au foyer épuisées, sœurs jumelles immobiles dans un champ... « On voulait que  les gens aient la sensation d’avoir découvert une valise magique dans une brocante où il y aurait un tas de  photos de famille, sans trop savoir comment, quand et chez qui elles auraient été prises », reprend Johanna.  Ainsi, les instantanés de vie de ces anonymes imaginaires se mêlent aux paysages germaniques maussades. «  Chaque série est un peu comme un film où l'on interroge de nouveaux motifs de la mémoire collective », explique Johanna. A l’image de cette photo intitulée William’s Bike représentant un tricycle, en hommage au célèbre cliché d’Eggleston, le duo a aussi pris plaisir à̀jouer avec les références. Mais l’univers d’Elsa et Johanna reste très cinématographique. « On avait en tête Big Fish [de Tim Burton, 2003], pour son esthétique et pour l’idée de  voyage temporel, mais on reste dans quelque chose d'ancré en Europe centrale », développe Johanna. Le soin  apporté au choix des accessoires vient parfaire l’immersion. « Pour les vêtements et objets, on a fait le plein  avant de partir. Mais on ne sait jamais quels personnages on jouera à l'avance, et on souhaitait intégrer à la  scénographie des tenues achetées en Allemagne. Le vêtement parle aussi de la mémoire du territoire. » Tantôt contemporains, tantôt rétros, voire désuets, les habitants de Moormerland ont en partie été inspirés des  rencontres que les artistes ont faites sur place.

Sans qu’aucune époque ne ressorte au fil des images, les personnages apparaissent figés dans le temps et dans  leurs rôles, dans le présent ou dans un passé si lointain. « Le sujet de l’identité́n’est pas remis en question  dans cette série car dans ce monde chacun peut être ce qu’il veut être », poursuit Elsa. Ainsi, chacun d’entre  nous peut se reconnaître dans les clichés. 

Pour l’occasion, le Studio de la MEP se transforme en appartement meublé découpé en deux espaces. Dans le  premier, une quinzaine de tirages argentiques sont exposés, et dans le second, 160 diapositives défilent en  continu dans deux carrousels. Une invitation à̀un voyage infini vers Moormerland. Et un éternel recommencement. 
















Staditsche Gallery
The Timeless Story of Moormerland

Stefanie Patruno



In their third large-scale series "The Timeless Story of Moormerland", Elsa & Johanna slip into the identities of the inhabitants of northern Germany, from the Moormerland region to the Polish border in the east. The intense colourfulness of their earlier series "A Couple of Them" and "Beyond the Shadows" gives way here to a retro look with muted hues. Inspired by amateur and family photography as we know it from old photo albums, the artists show themselves for the first time across generations: as their alter egos in red fake leather jackets and light blue fringed jumpers standing along a street, as young mothers and housewives drinking tea in “Karochic” or sitting on the terrace in the ever-familiar high-backed chairs.

These narrative picture stories are not fixed from the outset, but rather emerge on location as a performative game with the surroundings that begins long before the actual photograph is taken. For hours, sometimes even several days, they remain in their roles and immerse themselves in another reality.

This also explains the surprising authenticity with which Elsa & Johanna reproduce the supposed life in Moormerland. Matching the retro look of the photographs is also the technique used: For the first time, Elsa & Johanna worked with an analogue medium format camera. Analogue photography presented the artists with new challenges. While they were used to being able to see their photographic works directly in the digital preview from their earlier series, a stronger imagination was now required in the realisation of their poses. The unpredictable result, but also the role of chance, led to a greater anticipation of the resulting photographs, which is transferred to us in the humorous and realistic works.












Libération
Le Reflet de la cuillère

Jérémy Piette



L’odeur du cendrier que personne n’a pensé à vider s’empare du troquet, mêlé à l’entêtant fumet du parquet lustré qui a reçu nombre d’éclaboussures de spiritueux renversés la veille. Une tête se pose contre le blouson d’un cuir suédé : fatigue, breloques et étreintes s’emmêlent. On pourrait être tenté de renifler (dans le doute) les images de Johanna Benaïnous et Elsa Parra tellement elles brillent à secouer un imaginaire collectif, olfactif et nostalgique. Serial caméléones, elles sont les auteures d’une légion d’avatars et de personnifications diverses, figées par la photographie et endossant diverses peaux et existences anonymes, d’hier et d’aujourd’hui.

Ici, une version nuancée d’Emma Peel auréolée d’une crinière carrée Liza Minnelli se retrouve envapée tout contre son âme sœur aux yeux creusés. La précédente série des deux artistes, A Couple of Them, présentait déjà un panel d’incarnations types qui nous criblaient d’impressions de déjà-vu et nous collaient l’infime conviction d’avoir déjà croisé au coin d’une rue une de ces âmes aux traits familiers. Invitées à donner leur vision du quartier de Saint-Germain-des-Prés dans le cadre du parcours PhotoSaintGermain, on retrouve les dignes héritières de Cindy Sherman (période Untitled Film Stills et son aura polar), toujours aussi inspirées par la gender fluidité de Claude Cahun et prêtes à exhumer les souffles passés et les destinées aux visages multiples.









LensCulture
A Couple of Them

Alexander Strecker



Doesn’t it seem that some people are just more there than others—more colorful, more eye-catching, taking up more space and catching our attention more insistently? This effect is most noticeable in crowded public places: subway cars, parks, beaches. While everyone else kind of fades into the background hum, certain individuals stand out. In the US, we often call these people “characters,” as in, “Did you see that guy? What a character!”

These are the figures that photographers often zero in on as they roam the world looking for things to frame and capture in their pictures. Whether a photographer approaches the person and brings them back into their studio, or simply captures them in a moment in time out in the world, it is these distinctive individuals, these memorable characters, that make photographers’ hearts race and compel them to venture out and create their work.

Of course, the word “character” has another meaning—we use it to refer to the fictional persons who populate books, films, plays, even our imaginations. The ambiguity is not accidental. When a portrait-maker photographs a strikingly beautiful person in their studio, they are capturing something essential in the subject but also creating something fictional, projecting a fantasy which we can all draw from as viewers. A memorable portrait is both a fragment of reality and a complete construct.

It is within this space that the young French duo, Elsa Parra and Johanna Benaïnous, operate with their series “A Couple of Them.” While the two are conscious of fictional self-portraiture’s rich and varied history—stretching back to Claude Cahun and running through Cindy Sherman, FrancescaWoodman, and Joan Fontcuberta (lest we think this genre is only the realmof women!)—their work carves out a singular niche in this narrative.

Most distinctively, the characters they work with are not cinematic, nor fantastical, nor deeply personal. Rather, they emerge from reality. They do not portray actual people, but these personas emerge, piece by piece, tic by tic, from the artists’ keen observation of the world around them: from street corners, subway platforms, bars, basketball courts…in short, from the bubbling, intoxicating creative ferment that constitutes New York City.

Now, on the one hand, the artists insist that they are working in a non-temporal, non-localized space—their images are not meant to show New York in 2016 (in fact, some of the photographs were shot in France). On the other, geography did play a decisive factor in the inception of the series: Elsa and Johanna met while students in New York City, and they created the bulk of this work there. In their words, there is something in the city’s “effervescent streets” that first propelled the project forward.

And perhaps there is another element involved as well—the artists’ ability to become other people was likely facilitated by living outside their home environment. As anyone who has traveled alone for extended periods knows, there is something easier about changing your identity when you are an outsider or just passing through. Elsa and Johanna confirmed that working in this way would feel faintly ridiculous in Paris, but in New York, they feel emboldened. Indeed, the pair has pushed that slightly magical—but usually temporary—exhilaration of being an outsider to a playful, artistic extreme in this work.

Still, although each character’s distinct visual qualities make these portraits work, anonymity is essential to the series as well. For Elsa and Johanna, the characters do have names, but these are never revealed. They also have biographies, but they aren’t necessarily written down or fully sketched out. When I pressed for more details about their creative process, Elsa described a “magic garden” from which they draw their inspiration—a space they want to protect and safeguard and not interrogate too deeply.

While this lack of clarity could create fissures in some artistic endeavors, here it is intentional. This indefiniteness allows each viewer to project his or her own stories onto the characters. For example, a few of the individuals felt perfectly American to me; when I mentioned this, Johanna laughed, saying that others had imagined them as French or Spanish. Part of the success in this body of work is its neat embodiment of artistic intention as it willingly yields to outside interpretation and intervention.

But at the very heart of this collaborative work is, of course, Elsa and Johanna’s intense partnership. Having met only a few years ago, the two have tumbled deep down this rabbit hole; the resulting work would have been impossible to make without their counterpart. This is particularly evident in the frames where only one character appears—the other is operating the camera, manipulating the ultimate perception of their contrived figures. Speaking about their process, the two described something akin to a dance: “When I’m in front of the camera, I know exactly where the frame is. Since we know each other so well, it doesn’t matter who’s in front and who’s behind—we are creating the image together.”








 Bourse Révélation Emerige
A Couple of Them

Gaël Charbau



Johanna Benaïnous et Elsa Parra se sont rencontrées à New-York alors qu'elles étaient encore étudiantes. Elles partagèrent rapidement une passion commune et en apparence plutôt banale : observer les passants. Mais là où l'exercice s'arrêtait pour la majorité d'entre nous au plaisir diffus d'un verre partagé entre amis en terrasse, elles décidèrent au contraire d'en faire l'objet d'un travail filmique et photographique d'une rare intensité.  

La série A Couple of Them (2014-2016) forme ainsi une sorte de voyage qu'elles entamèrent dans la profondeurs de l'altérité, au travers d'une centaine de portraits photographiques et 23 portraits vidéo qui nous plongent au cœur d'une génération d'adolescents ou de jeunes adultes, garçons et filles, qu'on devine couples, amis, frères et sœurs, cousins peut-être... 

La particularité la plus saisissante de ces portraits tient à ce qu'ils sont tous incarnés par les artistes elles-mêmes, chaque cliché nécessitant parfois plusieurs longues journées de travail, jusqu'à entrer entièrement dans ces personnages fictifs et jusqu'à ce que chaque détail de leurs visages, de leurs corps, des vêtements qu'ils portent et de l'environnement qui les accueille ne puisse plus céder sous le poids de notre capacité à démonter ces images. Chacune d'elles, au contraire, agit comme une histoire vécue dont chaque mot semble être prononcé par un détail de ce qui entre dans le cadre, comme si la méticulosité de Pérec, lorsqu'il énonce Les choses, trouvait ici un prolongement photographique. Et pourtant, et justement, quelle banalité ! Un couple dans les broussailles, une jeune femme sur un banc, une fille en jogging devant le filet d'une cage de foot, un ado vêtu d'un treillis au milieu d'un champ de maïs...

On  suppose être quelque part aux États-Unis mais rien n'est jamais spectaculaire, aucun mouvement ni aucune situation ne devrait, a priori, être digne d'attirer nos pupilles fatiguées d'Instagram. Mais par on ne sait quel effet de lumière et de composition, en faisant juste plutôt que trop, une sorte de tension apparaît qui nous livre la conviction du vrai alors même qu'on se sait regarder un artifice.

Et puis, il y a les regards ; comme remplis d'une fatigue mélancolique. Presque tous ces visages ont quelque chose de cette gravité paradoxale, de cette usure de l'adolescence pleine de certitudes et de gaucherie. Pleine de cette impossible innocence du corps qui bat. 








Les Inrockuptibles
A Couple of Them

Ingrid Luquet-Gad



Elsa & Johanna. La tentation est grande de garder l'appellation qui nous accueille sur leur site ; un portfolio que les deux artistes partagent. Ces deux prénoms accolés, presque un sigle par leur symétrie rythmée, annoncent d'emblée ce qui se tramera dans les images : les déclinaisons en rafale de la forme du duo, et l'occupation d'un territoire mouvant, l'interzone grise entre l'identité réelle et son versant fantasmé, où l'une déteint forcément sur l'autre. Elsa, c'est Elsa Parra, et Johanna, Johanna Benaïnous. 

J'ai découvert leur travail ce printemps, en arpentant les allées du Salon deMontrouge, un rendez-vous annuel qui met en lumière le travail de  jeunes artistes pas encore représentés par une galerie. D'une grande cohérence, l'édition l'était au point de paraître homogène, avec ses couloirs occupés par des vidéos et des installations ultra-référencées, manifestement soucieuses de se construire en se hissant sur les décombres du modernisme. Dans ce panorama, le pan de mur recouvert de photos haut en couleur déclinant le quotidien banal et blasé d'une ribambelle de personnages détonnait clairement. Figés dans une solitude ouatée que n'empêchait pas la compagnie de l'autre, les couples de papier glacés soutenaient mi-placidement, mi-effrontément le regard de promeneur de salon. Il s'agissait de la série « A couple of them » d'Elsa Parra et Johanna Benaïnous, celle qu'elles ont initiée en 2014, qui a cimenté leur collaboration et qu'elles continuent à augmenter encore aujourd'hui.

On les rencontre un lundi d'été dans un café sur le boulevard de Belleville, et naturellement,parler des photos, c'est d'abord évoquer leur rencontre à toutes les deux. En guise de décor, New York, où elles effectuent toutes les deux un échange. « New York est une ville qui nous avait plongées dans un état de constante observation : le quidam croisé au détour d'une rue, près d'un stade, attendant le métro ou le bus, ou encore cette personne que l'on se prend à regarder longtemps, décortiquant les infimes détails de la vie que l'on lui prête à travers une posture, un vêtement ou un regard. Ces anonymes, on a souvent la sensation de les connaître, de les avoir déjà croisés à plusieurs reprises dans d'autres lieux. »

Cette position de l'observateur, qui projette et imagine et ce faisant, à partir de ce réflexe somme toute passif, interroge insensiblement la valeur du portrait et de la mise en scène, glisse insensiblement vers le dispositif artistique. Elsa et Johanna décident de se photographier, ou plutôt de se regarder regardant les autres : tout en étant le sujet, elles délaissent leur propre image au profit de représentations imaginaires.

A première vue, l'exercice est le même que celui de l'auto-portrait, et comparable au prolongement l'exercice favori de l'homo instagramus. Mais le choix d'être systématiquement deux dans les photos change la donne. « En se photographiant l'une l'autre,il n'est plus question du simple rapport entre un photographe et son modèle : les statuts disparaissent dans l'osmose de performance créative.L'intimité du duo se décline en une multitude de relations à deux :amicale, amoureuse ou familiale. Dans la mise en scène, les personnages permettent ainsi d’étendre la fiction au-delà de la simple représentation d’une identité pour inclure aussi les relations qu'il entretient avec le monde extérieur. ».

Au niveau des différents couples d'individus représentés - une quarantaine formant le cœur de la série, et d'autres encore répertoriés sur un tumblr [http://a-couple-of-them.tumblr.com/] - on a envie de savoir comment se décide chaque mise en scène. S'agit-il forcément d'individus observés, ou bien plutôt de typologies, de « caractères » ? « L'essence de notre démarche était d'être crédible par rapport à nos propres physiques. Il n'a jamais été question de transformation radicale, ce qui nous éloigne de la caricature, que nous voulions éviter à tout prix. »

En amont de la prise de vue elle-même a donc lieu tout un travail performatif hors-champ, afin de tenter de faire surgir une identité qui leur semble plausible, ou carrément réelle. 
Elles soulignent : « Nous souhaitons que chacune de ces figures reste empreinte d'une psychologie particulière et d'une humanité qui fera que chacun pourra y reconnaître quelque chose de différent. Ala fois universelles et uniques. »

Pour qui aperçoit pour la première fois la série, une certaine tonalité d'ensemble se dégage néanmoins : le portrait en filigrane d'une zone périurbaine imperméable aux flux et reflux des modes, tout comme l'impression de voir défiler les nuancesd'une même classe moyenne aux traits tirés et aux coudières élimées. Encore une fois, c'est aussi un reflet indirect des deux artistes :

« Comme nous sommes toutes les deux originaires de province, nous nous sommes évidemment retrouvées dans certaines réalités que nous avons pu nous aussi côtoyer plus jeunes.New-York nous a énormément inspirées, par la diversité étonnante qu'on y trouve,notamment dans certains quartiers deBrooklyn, qui sont de véritables théâtres urbains. Mais nos décors, qu'ils soient américains ou français, sont choisis avant tout pour leur caractère atemporel. Là, loin d'un contexte défini, et souvent aussi dans l'inaction,l'errance ou pris dans les menues actions quotidiennes et banales, les personnages peuvent exister pour eux-mêmes. »  On est au final assez loin du reenactment de portraits déjà codifiées de femmes, au cinéma ou dans l'histoire de l'art, pratique qu'a consacrée la figure incontournable dont hérite évidemment leur travail : Cindy Sherman.

Les intéressées précisent : « Notre travail appartient à une famille dont Cindy Sherman est la mère, tout comme nous nous sentons également influencées par des artistes comme Diane Arbus, Vivian Maier, Rineke Dijkstra, William Eggelston ou Danny Lyon. » Rajoutons à cela qu'Elsa Parra a fait ses classes auxArts Décoratifs avec Brice Dellsperger, maître incontestable - en vidéo cette fois - de ce qu'il nomme le « body double », travaillant depuis le mitan des années 1990 au remake de films qu'il double plan à plan en incarnant lui-même tous les personnages. Une généalogie prestigieuse cependant mâtinée de la préoccupation générationnelle du duo, respectivement nées en 1990 et en1991.  

« Notre esthétique s’inscrit dans ce double héritage : la culture photographique du portrait et cette nouvelle culture de l’image. » Justement, cette double détermination, de la géographie périurbaine et de la génération des digital natives, créée dans les images un point de friction. Elle leur assigne une densité inquiète loin des esthétiques célébratoires que l'on rencontre souvent, à visée critique ou non,dans les œuvres qui se font le miroir de la condition contemporaine du tout-à-l'image. Spontanément, il m'a semblé que les personnages qu'elles incarnaient étaient ceux qui n'étaient pas conscients de l'image qu'ils renvoient au monde extérieur ; qu'ils s'agissait de ceux qui n'avaient pas le luxe de se préoccuper de la construction leur image. Comme si la mise en scène de soi, la bonne maîtrise de ses codes et de ses usages, était aujourd'hui devenue un facteur de distinction sociale à part entière.

Fidèles à l'essence gémellaire du projet, Elsa et Johanna préfèrent de leur côté réorienter le débat sur le collectif : « Fatalement,la généralisation de la culture de l'image de soi entraîne une forte conscience d'appartenance au groupe, puisque construire son identité revient aussi à nommer le groupe social dont on désire faire partie. Sans parle de luxe,car chaque milieu a ses propres codes, être identifié et rattaché à un groupe demeure une nécessité. »








 
Fondation Brownstone
Le Silence du Sucrier

Marine Benoît-Blain



L' Autre en question.

L'histoire de la photographie se joue et se déjoue souvent entre réalité et mensonge, document et artifice, dans une ambivalence permanente qui questionne et construit la relation que le photographe entretient avec son appareil. Si Cindy Sherman incarne les nombreux sujets de ses séries photographiques, elle se défend systématiquement de faire de la photographie un outil autobiographique :"Je me sens anonyme dans mon travail", dit-elle, "quand je regarde les images, je ne me vois jamais moi. (...) Parfois, je disparais." Cette disparition du "je" en faveur d'une série de portraits archétypaux et universels se retrouve dans l'œuvre de Johanna Benaïnous et Elsa Parra : dans leur première série photographique A couple of them (2014-2015), qui comprend plus de soixante-douze portraits et une vidéo, le spectateur croit se trouver face à une galerie de portraits bien avant de comprendre qu'il s'agit des mêmes modèles, les deux photographes, déclinés en une véritable typologie générationnelle.

Au premier abord, leur travail semble révéler une kaléidoscope d'individualités, portraits capturés au long des villes et des contextes.Les personnages photographiés nous regardent et, fixant l'objectifs droit dans les yeux, assument leur statut de sujets / aux jeunes filles dans le métro se succèdent les garçons en tenue de chasseurs parcourant les bois et les lycéennesen vacances. Pourtant, au fil des images, ce répertoire d'histoires et d'identités se trouble. Deux mêmes visages reviennent encore et encore : ils'agit de ceux des deux artistes, qui se transforment en des myriades de personnages. Si les portraits se suivent et ne se ressemblent pas, alternant personnages féminins, masculine, rieurs, boudeurs, blonds ou bruns, il s'agit toujours bien des mêmes figures qui viennent hanter le regardeur.

Au-delà de l'exploit de la métamorphose et du jeu decaméléon, ce qui se trame dans leurs images est avant tout le portrait d'une jeunesse. Les photographes, en revêtant les vêtements de leurs personnages, dépassent le déguisement : elles incarnent leurs sujets, dans un travail de la durée qui touche à la performance théâtrale. pendant des heures, parfois des jours, Johanna Benaïnous et Elsa Parra se mettent dans la peau de leurs personnages :elles ne posent plus, elles deviennent. La photographie se fait, en tout étatde cause, le résultat de la performance, comme une trace, un souvenir de ces pièces de théâtre éphémères auxquelles seuls les protagonistes ont assisté.

De l'observation à l'interprétation : rejouer le souvenir

Dans leur nouveau projet photographique, présenté pour la première fois à l'occasion de Vertige en terrain plat, les deux artistes poursuivent cette exploration de l'interprétation des identités à travers la photographie.Si A couple of them mettait en images leurs perceptions d'une génération depuis des bribes de souvenirs et de rencontres silencieuses et anonymes, leur nouvelle production se détache del'image archétypale pour toucher à des questions plus intimes et personnelles. Johanna Benaïnous et Elsa Parra se sont tournées vers leurs proches pour récolter les récits de leurs souvenirs les plus marquants, le plus forts, ou plus enfouis. Depuis ces récits, elles engagent un processus de reproduction et d'interprétation : entre enquêtrices et romancières, elles remettent en scène ces souvenirs, créant des images contemporaines qui viennent s'apposer à des histoires anciennes et élimées par le temps.

Leur travail n'est pas ici celui de l'archiviste ou du restaurateur, cherchant à dépoussiérer les souvenirs jusqu'à en retrouver l'essence véritable, en quête perpétuelle d'exactitude. A la manière,peut-être, de Jo Spence dans Beyond theFamily Album(1979), qui explore les vides et les manques de ses anciens albums photos pour en rejouer les moments clés, Johanna et Elsa reconstruisent plus qu'elles ne retracent. Tout comme les personnages de A couple of them qui n'étaient pas les répliques exactes d'individus réels, mais un récit des impressions qu'ils avaient pu laisser, ce projet utilise les souvenirs comme les pierres fondatrices d'une réappropriation en images d'événements passés.

Les deux artistes prennent ici leurs distances avec la pratique du portait, et tournent leurs objectifs vers d'autres sujets : éléments du quotidien, détails, natures mortes, leurs associations photographiques se libèrent pour construire une constellation subjective d'objets et d'images, qui prennent sur le mur le même chemin chaotique et incertain que le parcours tortueux du souvenir à travers le temps.

A la manière d'une exposition qui fleurit dans les failles et les interstices entre le réel et son miroir, Johanna Benaïnous et Elsa Parra proposent un voyage dans le temps qui refuse de fonctionner, une horloge trouble, naît un projet dont les limites échappent à notre perception.



















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